Ha ! la douce joie de l’informatique embarquée ! S’il est une chose qui constitue indéniablement un régal de fin gourmet, c’est bien la phase de test d’un projet d’informatique embarquée, comprenez ici « un logiciel approximatif qui tourne sur du matériel obsolète ». Le test est le moment d’assister à nouveau à une bonne pièce de théâtre, un classique parmi les classiques, dont vous connaissez tous les enchaînements, mais pour autant, on ne s’en lasse pas. Allez savoir ? Peut-être que cette fois, le jeu des acteurs sera légèrement différent, l’interprétation des didascalies plus libre ?

Plantons le décor pour ceux qui n’ont jamais vu la pièce : un gros projet industriel, avec au moins une soixantaine de développeurs. Le matériel est une boîte en laiton avec des circuits en graphène et un processeur quantique multicore de l’entre-deux guerres, on ne va pas pouvoir en acheter beaucoup. Comme il va falloir faire plein de tests mensongers rapidement, on ne va pas attendre que les soixante développeurs aient accès à ce Graal technologique. C’est parti pour faire des tests sur simulateur ! Il est bien entendu hors de question d’acheter autant de licences (hors de prix) du simulateur du matériel exotique sur lequel devra tourner ce nouveau projet. Le Régent fait l’aumône au Chef de quelques piècettes pour en installer cinq sur des postes dédiés. Cinq moyens de test non représentatifs, c’est toujours moins cher qu’un matériel cible de toute façon non encore stabilisé.

Acte I : Jusqu’ici, tout va bien

Par le jeu des indisponibilités synchronisées des documents de spécification, peu de développeurs avancent, et les rares qui ont réussi à coder quelque chose ne se bousculent pas pour tester. Il faut les comprendre : au début, il ne s’agit pas tant de tester leur code sur le simulateur que de déverminer l’environnement de test multi-paradigme ultra-bancal.

Cependant, doucement mais sûrement, chacun décide de cacher sa flemmardise derrière son impossibilité à avoir accès au moyen de test. C’est bien la seule raison valable pour ne corriger aucun des bogues détectés jusqu’ici (et comment, d’ailleurs ?)

Acte II : Organisons le chaos, ou l’explosion nucléaire

Qu’à cela ne tienne, le processus-roi vient à notre rescousse ! Une bonne âme (autrement dénomée Couillon Sidéral par tout le reste de l’équipe) va être désignée volontaire pour produire une planification hebdomadaire. Chacun mél-bombera sa boîte à lettres de son besoin pour la semaine suivante, de préférence en huit exemplaires successifs contradictoires, et, grâce à un tableur de qualité (autrement appelé Boulier Numérique) le Couillon Sidéral tentera de répondre au mieux au besoin de tous.

Comme l’entreprise est ouverte de 8h du matin à 20h le soir, le Couillon Sidéral décide d’occuper toute cette plage horaire pour organiser l’accès aux moyens de test, et là, magie ! la demande de chacun est satisfaite. Tous les bogues vont pouvoir être corrigés rapidement, et le client satisfait. Le Chef est félicité, le Régent augmenté.

Acte III : Vers l’infini et au-delà, où la sonde anale est bien en place

De façon assez étonnante, et malgré cette planification exemplaire, le projet continue de prendre du retard, et les bogues ne sont toujours pas corrigés. Quelques voix se font entendre pour réclamer de travailler le samedi, ou en horaires étendus, comprendre à partir de 6h du matin et jusqu’à 22h le soir. La réponse est cinglante : « Tant que tous les créneaux bancs ne seront pas alloués, il est hors de question d’envisager de telles extrêmités ». Méphisto, le chef des sous-traitants, qui a tout à gagner à facturer du travail durant des horaires farfelus, car mieux rémunérés, adopte la stratégie du pire et réclame deux fois plus de créneaux banc qu’auparavant, sans consulter ses équipes.

Le Couillon Sidéral se trouve bien embêté : il doit faire correspondre une demande de dix bancs pour cinq disponibles. Profondément juste, il adopte une belle règle de trois, qui va pousser tous les développeurs à sur-évaluer leurs demandes pour espérer obtenir ce qu’ils auraient demandé en temps normal. Bientôt le Couillon Sidéral doit gérer quinze bancs virtuels, puis vingt, etc. Le Régent refuse obstinément d’acheter de nouvelles licences pour des moyens de test supplémentaires. Mais le projet n’avance toujours pas.

Le Chef adapte alors sa réponse aux demandes incessantes de travail en horaires étendus/décalés/esclavagistes : « Tant que tous les créneaux bancs ne seront pas occupés, il est hors de question d’envisager de telles extrêmités ». Car le Chef a bien constaté que les bancs de test ne sont occupés que de 10h à 11h30, après le café et avant le repas, puis de 14h30 à 16h. Il semblerait que les développeurs aient aussi d’autres problèmes, certains parlent même d’une hypothétique vie sociale, ce qui est regrettable, intolérable, et fort dommageable pour le projet. Le Chef est dé-félicité. Le Régent récupère son bureau pour y faire installer un buste à sa gloire offert par la Direction Financière.

Acte IV : La débâcle

Méphisto motive ses équipes en leur faisant miroiter des bons-cadeaux Régali et des perspectives d’évolution de carrière insoutenables. Les plus jeunes développeurs se font avoir, mais respectent leur engagement en arrivant à 9h45 et en repartant à 16h03 ; qui sait combien vaut leur âme en bons-cadeaux ?

Dénouement

La démotivation est patente, le projet est fichu, mais officiellement ce n’est la faute de personne :

  • Le Chef a alerté depuis longtemps sa hiérarchie sur l’inadéquation entre les 800 bancs de test nécessaires pour ses 60 développeurs et les 5 malheureuses licences qu’il avait à disposition. Les données collectées par le Couillon Sidéral sont sans appel ;
  • Le Régent a brillament réussi à tenir les coûts, il est donc bombardé auprès du Roi pour déployer plus largement tout l’éventail de ses compétences ;
  • Les développeurs ont montré leur bonne foi en proposant de s’immoler par le feu en offrande à Râ si ça pouvait faire avancer le projet.

Méphisto, lui, propose de nouvelles missions à ses développeurs à 250 km de là. Ils n’ont qu’à faire comme lui ; s’acheter une nouvelle voiture. Malheureusement, Régali n’en fait pas.

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